05

Ses yeux se promenèrent de part en part du paysage qui s'étalait à ses pieds. La dernière fois qu'elle était venue ici, tout était gelé. La neige avait recouvert le paysage d'un manteau immaculé, et le lac brillait de mille feux sous une couche de givre.
Aujourd'hui, la neige avait fondu, et malgré le froid, ne semblait pas vouloir réapparaitre de sitôt. Partout, la verdure de l'herbe pointait doucement son nez, colorant les rives du lac. Et le lac en lui même reflétait parfaitement le ciel bleu et doux de la matinée. Une de ces matinées où le froid pénétrant forçaient les gens à se terrer chez eux.

Mais pas elle. Depuis quelques temps, Ayame avait développé un besoin constant de nature. Elle voulait s'échapper de la ville, de ses fumées noires, de ses immeubles oppressants, de ses gens pressés. Elle voulait de l'air, de l'air frais. Elle voulait pouvoir sentir de nouvelles odeurs, voir de nouveaux paysages. Et elle se morfondait souvent, chez elle, en classe, enfermée entre quatre murs, scrutant par la fenêtre encore et encore, attendant l'heure bénie où elle pourrait enfin aller à sa guise. Son moral s'en retrouvait grandement affecté, de même que ses résultats scolaires. Les deux dernières semaines, elle les avait passées enfermées chez elle, à apprendre, réviser, faire entrer dans son crâne toutes les informations sur tous les sujets qu'il était possible d'étudier en cours. Intéressant, inutile, difficile, abstrait... Tout y était passé. Motivée par la crainte d'échouer, et ainsi de perdre le privilège de pouvoir habiter seule, elle avait renoncé à tout ce qu'elle pouvait apprécier durant ces derniers jours.

Et maintenant, elle ne pouvait plus. Ayame avait eu besoin de sortir, ne serait-ce qu'une journée. Et elle s'inquiétait de plus en plus de voir comme ce sentiment avait prit de l'importance chez elle. Elle s'écartait du monde où elle avait toujours vécu, s'isolait de plus en plus. Ce mal du siècle la rongeait, mais qu'importe. C'était une période comme elle en avait beaucoup traversé, et cela finirait pas s'arranger, elle en était sûre.


Elle ouvrit les yeux. Elle ne vit d'abord que la lumière éblouissante du soleil, et sentit sur son visage la chaleur provenant du même soleil. Des formes sombres se précisèrent devant ses yeux. Les arbres. Elle se redressa. Depuis combien de temps était-elle là? Quand s'était-elle endormie? Quelle heure était-il? Elle se redressa, et le froid la heurta brusquement, mordant ses joues et lui faisant venir les larmes aux yeux. Elle frotta ses mains nues l'une contre l'autre en frissonnant, puis se leva d'un bond. Il était temps de rentrer.

Elle serait rentrée si elle n'avait pas vu une silhouette solitaire assise à côté du lac. Quelqu'un était donc assez fou pour sortir par un froid pareil? Elle descendit prudemment la colline, ses pieds glacés dans ses bottes pourtant fourrées. La silhouette n'avait pas bougé. Rien n'indiquait qu'elle n'ait perçu un signe de la présence d'Ayame. Celle-ci s'avança encore. Elle recherchait et fuyait en même temps les contacts avec les gens. Tellement étrange. Même elle avait du mal à comprendre ce qui lui passait parfois par la tête.
Elle était très près de la personne maintenant, et s'arrêta brusquement, le coeur battant. Deux petites oreilles de chat s'agitaient sous les cheveux argentés du neko qui se tenait devant elle. Mais le plus surprenant était sans doute la façon dont il était habillé. Malgré le froid, il ne semblait pas porter de vêtements très chauds. Ayame en eu mal pour lui. Il était probablement libre, et très certainement en cavale pour être ainsi dehors avec presque rien sur le dos.
Elle hésitait à l'approcher. Après tout, peut être ses vêtements étaient-ils assez chauds pour lui. Peut-être était-il agressif envers les humains, sans vraiment faire de distinction entre ceux qu'elle appelait les esclavagistes et qui torturaient les hybrides, ceux qui idolâtraient presque les Nekos et ceux qui, comme elle, préféraient s'abstenir de toute prise de position, considérant humains et nekos comme avant tout une créature vivante sans faire de distinction, ni porter préjudice ou intérêt à aucun des deux.

Elle avança finalement, jusqu'à se retrouver juste derrière le Neko. Elle ne savait pas si il savait qu'elle était là. Soit il n'avait rien entendu, soit il faisait semblant. Tentant le tout pour le tout, Ayame fourra ses mains dans ses poches nonchalamment.

- Hey, tu vas geler si tu restes ici sans bouger...

48

Le neko ne bougeait pas. Et elle non plus. Elle n'avait plus l'intention de partir. Maintenant qu'elle était ici, elle n'avait plus envie de rentrer chez elle. Pourquoi faire? Y trouver ses cahiers qui l'attendaient sagement, et devoir encore une fois se plonger dans quelque chose dont elle ne tirait aucun intérêt. Autant rester ici. Avec un peu de chance, elle tomberai malade et n'aurait plus à se soucier de rien pendant quelques temps. Elle secoua la tête à cette idée. Quelle idiote, alors que certains donneraient tout pour mener la vie qu'elle menait, elle ne pensait qu'à elle et à ses problèmes.

Le neko s'était levé brusquement, et tourné vers elle. Il fixai un point, un peu plus haut que son épaule, évitant soigneusement de la regarder. Mais elle avait capté pendant un dixième de seconde l'éclat de ses yeux bleus. Elle le fixa sans rien dire, peut-être un peu intimidée, peut-être pour le défier. Elle ne savait pas vraiment.
Il s'agita pendant quelques temps, indifférent au regard qu'elle posait sur lui, puis se recoucha sur le sol. Elle le regarda fixer le ciel, pensive. Elle n'allait pas partir maintenant, ça aurait été stupide de venir, puis de repartir. Elle attendrai que le neko s'en aille en premier. Et justement, il avait l'air de vouloir partir. En tous cas, il se leva de nouveau, et commença à s'éloigner.

Ayame le fixa pendant quelques instants, tandis qu'il s'enfuyait plus loin, et grimpai sur un amoncellement de rochers, avant de disparaître derrière. Elle resta debout quelques secondes, les bras ballant, à contempler l'endroit où le neko avait été assis. L'herbe était couchée, pliée et formait une tache plus clair au milieu des autres brins. Elle s'agenouilla et ramassa une petite branche au milieu de la tache. Une petite branche tordue et sombre. S'asseyant juste à l'endroit où avait été assis le neko, elle plongea la branchette dans l'eau du lac. Le courant la faisait dévier légèrement. Elle voyait son visage se refléter dans l'eau. Elle avait l'air... épuisée. A bout de force. Amaigrie, pâle, elle se faisait peur.

Quand avait-elle commencé à se laisser aller à ce point? Elle se sentait seule. Au fond d'elle, elle aurait bien aimé parler avec le Neko. Si il était là, tout seul, à regarder le lac, c'est peut-être qu'il était comme elle. Non, c'était stupide. Elle ne pouvait pas vouloir que tout le monde soit comme elle. Elle essayait de vivre avec cette pensée qu'elle était différente. Pas forcément mieux... Mais différente.
La branchette lui échappa des doigts et fila dans l'eau. Pour une raison inconnue, elle en ressentit une très grande peine, et papillonna de yeux en sentant les larmes venir. Pourquoi le simple fait qu'une branche qui s'en aille dans l'eau la faisait-elle réagir ainsi? Ce n'était pas comme si elle la connaissait personnellement, ou quelque chose comme ça.

Elle regarda l'endroit où le Neko avait disparu. Il ne voulait pas lui parler? Très bien, elle comprenait ça. Vis ta vie, camarade.

58

Une minutes, deux minutes, dix minutes passèrent. Peut-être plus. Ayame sentait ses jambes s'engourdir. Le sol était froid et l'air glacé. Le soleil avait disparu depuis quelques temps déjà, remplacés par de bas nuages grisâtres. Elle frissonna. Combien de temps serait-elle capable de tenir dans un froid pareil?

Elle pensa aux banquises du Grand Nord, aux grandes plaines gelées de Sibérie s'étalant au nord de la Russie, à tous ces endroits où les gens vivaient dans le froid tout au long de l'année. Durant un temps, elle avait rêvé d'aller en Islande pour voir les aurores boréales. Quand on lui avait dit que la température là bas avoisinait les 5° en été, elle avait tout de suite laissé tombé cette idée. Mais maintenant qu'elle était là, toute petite, au bord d'un lac immense, malmenée par le vent et le froid, elle se disait que peut-être, un jour, elle irait voir pour de bon. Mais pour cela, il fallait qu'elle puisse résister à un peu de froid. Elle se serra dans son manteau, ramena ses genoux jusqu'à son menton et fixa les vaguelettes qui s'échouaient paisiblement sur les rives du lac.

Elle entendait quelque chose. Des bruits de pas. Elle tourna légèrement la tête, lentement, très lentement. Le neko revenait vers elle. Avait-il changé d'avis? Elle fit bien attention à ne pas montré qu'elle s'y intéressait. Il avait bien fait comprendre qu'il ne fallait même pas chercher à tenter le contact, alors elle le laisserai en paix. Elle voulait regarder l'eau, tout simplement.

- Pfff.

Elle entendit de très loin le soupir méprisant du neko. Elle avait vu une petite aurore boréale dans l'eau du lac. C'était beau. Mais il ne pouvait pas y avoir d'aurores boréales ici, et encore moins dans l'eau. Elle reprit brusquement contact avec ce qui l'entourait quand un coup de vent glacé la balaya, infiltrant ses vêtements par les moindres coutures, brûlant son visage, lui amenant les larmes aux yeux. Elle porta une main à ses lèvres violacées. Quelle idiote. Elle était stupide, stupide d'être restée comme ça, immobile. Une vague s’immisça jusqu'à ses chaussures, qu'elle recouvrit d'eau glacée. Elle sentit le liquide imbiber ses chaussettes, puis ses pieds, et se leva brusquement pour reculer, avant de trébucher sur quelque chose de glissant et de retomber sur le sol.

Le sol qui commençait à devenir humide. De la pluie? Non, de la neige. Ayame claquait violemment des dents, les bras serrés contre elle. Elle était venue à pieds, elle en avait pour plus d'une demi heure à rentrer. Avec l'eau, elle ne sentait plus du tout ses pieds. Elle avait l'impression qu'on lui avait greffé deux bûches de bois au bout des jambes, et qu'elle ne pourrait jamais marcher aussi longtemps.
Le neko ! Il allait mourir de froid, il était habillé bien moins chaudement qu'elle. Mais peut-être qu'il n'habitait pas loin. Elle regarda autour d'elle, mais il n'y avait plus trace de l'hybride.
Elle se remit debout, et toujours grelottant, elle commença à s'éloigner du lac, les flocons blancs se déposant sur ses cheveux comme de minuscules morceaux de coton.

S.T